EXTRAIT
J'AIME PENSER
Comment prendre plaisir à penser dans un monde où
tout un chacun se donne raison
Essai et témoignage de gouvernance personnelle,
Serge-André Guay,
Fondation littéraire Fleur de Lys
Avant-propos
À tous les amoureux de la pensée
pour qui le plaisir croît
avec l'ouverture d'esprit
« J’avais seize ans lorsqu’on m’a dit : “Les gens qui se donnent toujours
raison vivent dans un système sans faille. Or, c’est par les failles que la
lumière entre.” L’affirmation ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd; elle
m’allait comme un gant et je la répète depuis à qui veut bien l’entendre.
Voilà donc comment il faut voir les idées et les opinions des autres qui
nous contredisent : comme des failles qui éclairent nos pensées et,
possiblement, qui en révèlent les faiblesses. À partir de ce jour, je n’ai
cessé de rechercher des idées meilleures que les miennes et, si possible, de
les rendre encore meilleures. Quel plaisir j’ai à penser en exposant ainsi
mon esprit aux idées des autres pour voir comment il va réagir, comment il
va digérer et conclure. »
Nous commencerons par traiter de la certitude de la pensée ou de la pensée
certaine. Nous verrons que la certitude, ce n'est pas avoir raison. Au
contraire, la certitude vient du doute. En fait, le bénéfice du doute, c'est
la certitude. J'expliquerai comment douter sans être inconfortable et
instable, sans perdre votre force de conviction. Nous apprendrons comment ne
pas nous enfermer dans un système sans faille et ainsi être privés de la
lumière de la pensée des autres.
Nous traiterons aussi de la pensée profonde, philosophique. Dans ce livre,
la philosophie est réduite à la science des profondeurs, elle sert à
descendre aussi loin que l'exige la recherche de la cause première. Puisque
la pensée est un univers vaste, infini, où nous pouvons approfondir tant que
nous voulons sans jamais toucher le fond, nous verrons comment éviter de ne
plus être capable de revenir à la surface, comment éviter de se perdre dans
les profondeurs de sa pensée. Nous porterons aussi attention à la tentation
de décrocher de la réalité et à la tentation de prendre ses pensées pour la
seule réalité, tentations qui peuvent surprendre celui ou celle qui aime
penser.
Nous aborderons la question de la pensée universelle, la pensée vraie pour
tous les hommes, par opposition à la pensée personnelle, vraie que pour
soi-même. Nous examinerons comment les penseurs de pensées universelles
considèrent leur esprit comme celui de tous les hommes pour s'oublier
eux-mêmes et ainsi pouvoir se mettre dans l'esprit d'une pensée
compréhensible et partageable par tous les hommes. Ici, penser, c'est
oublier le “ je ”. Tout un défi.
Nous jouerons à la pensée joyeuse ou drôle, la pensée qui nous surprend
souvent en pleine concentration de ce que nous faisons le mieux, quand “ ça
coule tout seul ” et qu'une impression intense de bien-être général nous
envahit. Aussi, il n'est pas interdit d'apprendre à rire de soi-même et de
ses problèmes. Qui sait quelle solution se cache derrière un rire à gorge
déployée sortit tout droit d'une imagination débridée par l'ivresse des
sommets de l'esprit? Et qui sait quel antidote à l'ennui ou à l'anxiété se
dissimule dans le fou rire propagé à l'écho d'une grotte perdue dans la cité
très ancienne des vapeurs de conscience?
De là, nous glisserons dans l'univers de la pensée heureuse. Nous tenterons
de rattraper le bonheur par la pensée du bonheur de penser. La quête du
bonheur intrigue la pensée, car chaque fois qu'elle s'en approche, à pas
feutrés, pour l'observer, le bonheur, surpris, farouche, prend la fuite.
Mais on ne court jamais plus vite que la pensée, même quand on est le
bonheur. Ainsi, il n'y a pas mieux informé des déplacements du bonheur que
la pensée. Elle a depuis longtemps constaté que le bonheur court tantôt à
gauche, tantôt à droite, sans trop de logique, si ce n'est qu'il donne
l'idée de fuir la réalité. Le bonheur est aveugle! Nous lui rendrons la vue
pour qu'il apprivoise la réalité, donc, non pas par magie ou en nous
illusionnant et, encore moins en masquant le malheur.
Inévitablement, la pensée malheureuse vient à l'esprit. S'il vous arrive,
comme moi, de tomber dans le puits de la pensée malheureuse, nous nous
aviserons de panser nos blessures avec des bandages d'idées soignantes et
comment imposer le respect de nos réactions défensives, même les plus
sauvages. Nous partirons à la rencontre des pensées les plus sombres, des
pensées qui pleurent et des pensées qui meurent, découragées, désespérées.
Nous trouverons tout de même dans ces pensées troublées la source de la
pensée sereine, d'une paix à la fois pure et calme. C'est dans le noir que
la lumière de l'esprit est la plus utile, fut-elle aussi faible que celle
d'une étoile lointaine, et non pas sur une plage sous un soleil brillant. Il
n'est pas question ici de la pensée positive, une lumière artificielle qui
fait ombrage à la réalité du malheur en détournant notre attention de
l'essentiel.
La pensée empathique est aussi obligatoirement au programme. Cette
pensée-clé de l'univers d'autrui donne la possibilité de comprendre nos
proches et le monde, de déceler le bonheur ou le malheur. C'est la pensée
qui permet de faire don de soi à l'autre, d'aimer. Nous ne penserons pas à
la place de l'autre, nous penserons avec lui. Nous le laisserons nous donner
ses pensées puis nous nous efforcerons de les éclairer. Nous ne penserons
pas à ce qu'il doit faire, nous l'aiderons à décider lui-même. Jamais
l’autre n’aura ressenti la présence d'une pensée aussi intime de son esprit
dans une expérience de communication interpersonnelle. Nous connaîtrons
l'autre mieux que nous nous connaissons nous-mêmes et mieux qu'il se connaît
lui-même.
Nous ne serons pas en reste puisque viendra ensuite la pensée qui permet de
se connaître soi-même : la pensée différente. Nous serons définitivement
forcés d'admettre que nous sommes très souvent mal placés pour nous
connaître, quoiqu'on pense habituellement le contraire. La psychologie du
Moi en prendra pour son rhume. Nous libérerons la pensée de l'esclavage de
l'éternel chantier du travail forcé sur soi. Si notre pensée est différente,
c'est toujours par rapport à celle d'un autre, jamais par rapport à
soi-même. À la question “ Qui suis-je? ”, c'est l'autre qui a la réponse.
Privée de la pensée de l'autre, notre pensée devient solitaire. Nous
enchaînerons donc avec la pensée solitaire, la pensée seule, seule avec
elle-même. Comme je le dis souvent, toute pensée est comme le vin, elle doit
mûrir un temps pour prendre de la valeur. Aussi, c'est d'abord dans la
solitude que l'esprit prend le goût de penser et mûrit ce goût. Pleine de
goût, une pensée donnera inévitablement le goût de penser. Autrement dit, la
pensée acquiert dans la solitude la valeur d'être pensée par d'autres. Comme
je dis souvent à celui qui verbalise ses pensées sans les réfléchir, l'autre
n'est pas une poubelle de pensées avortées. Dans un monde où la pensée
solitaire est insupportable à plusieurs, j'indiquerai comment meubler la
solitude pour rendre la pensée seule plus confortable.
Aussi née dans le confort de la solitude, impossible d'oublier la pensée
initiatique, celle qui découvre le sens caché des choses et qui se transmet
dans la plus pure tradition orale. C'est la pensée racontée dans le secret
des révélations de l'esprit. Nous traiterons du sens caché du monde, de la
vie et des choses à la lumière du feu sacré de la pensée.
Rien de mieux pour terminer que la pensée divine, le commencement et la fin
de toute pensée à la recherche d'une bonté divine infinie. La pensée cherche
depuis le moment où elle a eu la ferme impression de ne pas être tout à fait
chez soi ici-bas, en regardant les étoiles de la voûte céleste, un soir
d'été, allongée dans un champ de blé sur la terre encore chaude. Debout, le
blé montait à la hauteur de ses épaules; la pensée habitait un enfant,
devenu introuvable par ses camarades d'une partie de cache-cache. Cette
pensée ne quittera plus jamais cet enfant. Était-ce la mémoire d'un
ailleurs, un souvenir du Paradis à l'éveil de la pensée? Vous avez deviné,
cet enfant, c'était moi. L'expérience de la révélation ne me laissera pas
sur cette première et vague impression d'un monde meilleur. Aussi, nous
distinguerons très nettement la pensée religieuse de la pensée divine. La
première demeure humaine, de la tête aux pieds et jusqu'au bout des doigts,
même quand des efforts surhumains sont déployés. La seconde est simplement
surnaturelle, sublime et mémorable. Curieusement, l'intensité lumineuse sans
précédant de la pensée divine ne nous fait même pas cligner des yeux, pas
même une seule fois, au contraire, nous aimerions y baigner notre esprit à
jamais, les yeux grands ouverts.
Chaque fois qu'il m'a paru utile de penser un mot, j'ai donné sa définition,
dans le texte ou dans une note en bas de page. Qui aime penser, s'instruit
du sens de chaque mot traduisant sa pensée. Aussi, je cite plusieurs
philosophes et scientifiques, des spécialistes et des généralistes, d'hier
et d'aujourd'hui, auteurs d'ouvrages dont la lecture a grandement ajouté à
mon plaisir de penser.
Introduction
Comment prendre plaisir à penser dans un monde
où tout un chacun se donne raison
«Je me suis surpris à aimer penser au cours de mon adolescence, quelque part
au cours de la deuxième année de mes études secondaires. En fait, les
connaissances étalées sur le tableau par mes professeurs me donnaient
davantage à penser qu'à apprendre. “ Une imagination trop fertile”, me
disait-on, pour expliquer mes faibles résultats scolaires.
Le jour fatidique approchait. Vous savez, ce jour où l'on a conscience
d'avoir conscience. Ce jour-là, on peut dire oui ou non à l'idée de penser
sa pensée. Je ne parle pas de réfléchir, simplement, comme on le fait sur un
sujet ou une question pour se faire une opinion. Non. Ce jour-là, on se voit
réfléchir, on s'entend penser. Je suis convaincu qu'un jour ou l'autre nous
avons tous une telle étincelle d'esprit, une chance instantanée, peut-être
programmée à l'avance, de prendre du recul sans aucun effort. Reste à
décider si cette étincelle allumera une flamme puis un feu de conscience
ardente ou si elle disparaîtra aussi vite qu'elle est venue, ne laissant
qu'un vague souvenir inconscient.»
* * *
Ce recul nous
permet soudainement de nous regarder aller consciemment pour la première
fois. Le moment est sans doute comparable à celui où l'esprit quitte le
corps, sauf que, cette fois, tout se passe à l'interne, dans notre tête. Un
esprit se détache de l'esprit qui pense et le regarde. On reste bouche bée,
ahuri.
Plusieurs se refusent à vivre ce moment. Le dédoublement les met
profondément mal à l'aise. Ils se sentent brisés dans leur unité. Ils
s'imaginent mal en train de penser et en sont troublés. Ils préfèrent, et de
loin, penser simplement, c'est-à-dire, sans penser qu'ils pensent.
Certains ne veulent pas se regarder penser parce qu'ils anticipent l'idée de
se surveiller ou d'être surveillés, même si le moment de conscience ne porte
pas cette intention. Paradoxalement, ces gens passeront une partie de leur
adolescence, voire de leur vie, à se surveiller, dans leurs allures,
visiblement en manque de confiance envers eux-mêmes, et à surveiller les
autres du coin de l'œil, visiblement, en manque de confiance envers les
autres. Si vous regardez un tant soit peu leurs chaussures, ils s'arrêtent
quelques pas plus loin pour regarder leurs chaussures à la recherche de ce
qui a attiré votre attention. Ils surveillent tout de leur allure, mais ils
oublient d'imaginer jusqu'à quel point leurs pensées modèlent leur
apparence, sans doute parce qu'ils croient révéler leurs pensées uniquement
lorsqu'ils prennent la parole, dans le langage.
D'autres, déjà habitués à prendre leurs pensées comme elles viennent, ne
veulent pas en connaître la provenance et encore moins savoir comment elles
émergent. Ils sont bien prêts à penser, même à faire un effort pour bien
penser, mais rien de plus. Sans doute se disent-ils qu'il y a autre chose à
faire dans la vie que de penser. Alors, penser aux pourquoi et comment, ils
laissent ça à d'autres.
Paradoxalement, ces gens n'hésiteront pas à donner leurs opinions sur tout.
Même s'ils s'expliquaient pendant des heures, le penseur ne réussirait
toujours pas à cerner les tenants et les aboutissants de leurs opinions.
Bref, leurs opinions suscitent davantage de questions que de compréhension.
Plusieurs d'entre eux ne s'expriment pas pour faire comprendre quoi que ce
soit, mais pour se donner raison dans l'espoir de voir triompher leurs
opinions. Ils ont raté l'occasion de faire la différence entre “ Il est vrai
que je pense” et “ Ce que je pense est vrai” et ils prennent pour vrai tout
ce qu'ils pensent, même lorsqu'ils soutiennent le contraire.
Heureusement, il y a aussi ceux et celles pour qui l'étincelle de conscience
de la conscience sera à jamais bénéfique. Ils ne sont pas aveuglés par la
lumière qui éclaire leurs pensées. Ils saisissent l'éclair d'une main et
amassent de l'autre tout pour allumer un feu. À chaque brindille ajoutée,
ils lèvent les yeux pour découvrir ce que la lumière révèle de nouveau sur
leurs pensées. Ces gens là ne reviendront jamais en arrière. Ils
alimenteront le feu leur vie durant, sachant que même s'ils s'endorment il
restera toujours un tison pour à nouveau prendre du recul. Pour eux,
connaître et comprendre sera passionnant. Au départ, ils maîtrisent à peine
leur vision mais on les reconnaît en les écoutant raconter comment ils en
sont venus à penser telle ou telle chose. Souvent, ils ajoutent moult
détails et toutes sortes d'intrigues qui ne manquent pas de suspense et
parfois même d'humour, démontrant ainsi jusqu'à quel point ils prennent
plaisir à penser. En fait, ils racontent davantage comment ils pensent que
ce qu'ils pensent. Et ce n'est qu'un début.
Personnellement, j'étais disposé depuis déjà quelques mois à prendre un tel
recul mais un événement quotidien m'indisposait : les soupers de famille.
Chaque fois, la discussion tournait au monologue, à vrai dire, en une suite
de monologues où chacun semblait ouvrir la bouche dans le seul but de se
donner raison. Chaque orateur rapportait ce qu'il considérait un fait,
donnait son opinion et s'évertuait à donner raison à son interprétation de
ce fait déjà loin derrière.
J'ai cru un moment que c'était ce qu'il fallait faire avec sa faculté de
penser, que devenir adulte, c'était d'avoir raison, d'être capable de se
donner raison. Aussi ai-je tenté l'expérience, mais en vain. Je n'avais
jamais raison et toujours tort, sans même l'ombre d'un doute. Ensuite, j'ai
essayé, non pas de me donner raison, mais de simplement exposer mon opinion
en vue d'en débattre mais sans succès. Chacun s'appliquait inconsciemment à
faire avorter tout débat en donnant raison à son opinion.
Même lorsque je tentais d'attirer l'attention sur l'un de mes problèmes, je
n'avais pas raison, soit que je voyais un problème là où il n'y en avait
pas, soit que je ne voyais pas le bon problème. Dans tous les cas, je
finissais par être pointé du doigt comme étant moi-même le problème et, par
surcroît, j'en étais évidemment la cause. Pourtant, à les écouter parler, je
constatais qu'eux-mêmes n'étaient jamais responsables lorsqu'ils soulevaient
un problème mais sans jamais m'accorder un tel privilège. Dans mon cas,
toute la responsabilité m'incombait avant même que je puisse prononcer un
seul mot.
Mais, comme tout adolescent, je vivais bel et bien des problèmes hors de mon
contrôle qui demandaient l'intervention d'un parent adulte. Dès ma première
année d'études secondaires, j'ai rencontré des problèmes en mathématique. Le
seul commentaire auquel j'ai eu droit est: “Étudie”. Aux yeux de mes
proches, la seule raison pour laquelle j'avais des problèmes en
mathématique, c'était parce que je n'étudiais pas assez et il m'était
impossible de leur proposer une interprétation différente. Je graduai donc
avec de piètres résultats, juste au-dessus de la note de passage. Puis, un
jour, lors de la quatrième année de mes études secondaires, mes problèmes
sont devenus des montagnes insurmontables avec l'algèbre et ce qui devait
arriver arriva : “ Monsieur Guay, me dit mon professeur, vous retardez toute
la classe avec vos questions”.
Mais comment exposer mes difficultés à mes parents sans avoir tort, sans me
faire renvoyer tout simplement à ma table de travail. J'en conclus que seul
un coup d'éclat, une bombe, pouvait me donner une chance de me faire
entendre. Aussi, je me levai d'un bond annonçant à mon professeur que si
c'était comme ça, que si je retardais tout le monde, je n'avais plus
d'affaire dans cette classe, je pris mes livres et sortis à la stupéfaction
de tous.
Mon plan : me présenter au directeur des études, l'informer que je venais de
quitter ma classe de mathématique en raison d'un grave problème que je lui
révélerais uniquement en présence de mon père et que je ne quitterais pas
son bureau d'ici à ce que mon père s'y présente, ce qui impliquait que le
directeur téléphone à mon père à son travail pour qu'il vienne directement
au collège à la sortie de son travail. Ce coup de téléphone et la
convocation devaient servir de bombe, dont j'espérais qu'elle fasse voler en
mille morceaux le monopole d'interprétation que mon père se donnait de mon
problème. Le directeur des études acquiesça à ma demande sans aucune
question et dans le calme le plus parfait. J'attendis trois heures, mon père
arriva et mon problème fut abordé et discuté convenablement pour la première
fois en quatre ans. Malheureusement, les efforts concertés prouvèrent qu'il
était trop tard et ma liste de choix de carrière s'est vue réduite de 50 %.
Tout ça, principalement parce que les gens de ma famille avaient pris la
mauvaise habitude de se donner aveuglément raison, même au sujet des
problèmes des autres.
Mais ce n'est que le jour où j'ai eu l'occasion de prendre du recul que je
me suis aperçu que penser pour se donner raison n'était pas utile. Lorsque
je me suis vu en train de me donner raison, copiant les autres membres de ma
famille, j'ai été complètement bouleversé. Lorsque je me suis rendu compte
que j'étais malheureux parce que je n'avais jamais raison, croyant sans
doute que je serais heureux si j'avais raison, j'ai été profondément déçu de
moi-même. De l'étincelle de conscience de conscience venue deux ou trois ans
plus tôt, couvait un feu livrant finalement assez de lumière pour voir clair
dans mon jeu et celui des autres.
Jusque-là, je m'étais amusé de mes pensées par des dizaines de poèmes pour
compenser mon malheur. Le temps était venu d'apprendre à aimer à penser pour
être heureux, à commencer, avec moi-même.
J'avais seize ans lorsqu'on m'a dit : “ Les gens qui se donnent toujours
raison vivent dans un système sans faille. Or, c'est par les failles que la
lumière entre.” L'affirmation ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd; elle
m'allait comme un gant et je la répète depuis à qui veut bien l'entendre.
Voilà donc comment il faut voir les idées et les opinions des autres qui
nous contredisent : comme des failles qui éclairent nos pensées et,
possiblement, qui en révèlent les faiblesses. À partir de ce jour, je n'ai
cessé de rechercher des idées meilleures que les miennes et, si possible, de
les rendre encore meilleures. Quel plaisir j'ai à penser en exposant ainsi
mon esprit aux idées des autres pour voir comment il va réagir, comment il
va digérer et conclure.
Je me souviens de mes premières années de plaisir à penser alors que je me
rendais dans le Vieux-Québec pour rencontrer des gens venus de partout en
vue de leur demander ce qu'ils pensaient de ceci ou de cela, juste pour me
frotter à des idées différentes des miennes et me forcer à réfléchir. Quelle
jouissance!
Je me rappelle aussi mes premières lectures à la recherche d'une meilleure
compréhension de la pensée, de la vie, de la solitude,... Quel bonheur ces
gens nous donnent en écrivant ce qu'ils connaissent, comprennent et pensent.
Sur certains sujets, je ne voulais pas trop lire, question d'aller le plus
loin possible par moi-même. À titre d'exemple, je me suis limité à la
lecture de seulement une dizaine de recueils de poésies alors que je
m'adonnais moi-même à ce style littéraire. Influençable, je voulais d'abord
expérimenter ma vision et mon style avant de prendre connaissance d'autres
univers poétiques.
Ma différence, ma vraie différence, était dans mon esprit et dans ma pensée.
Aujourd'hui, je crois que l'authenticité (Authenticité: ''Qualité de ce qui
mérite d'être cru, qui est conforme à la vérité'', Le Petit Robert.)se
trouve d'abord dans la pensée, pourvu qu'elle “exprime une vérité profonde
de l'individu et non des habitudes superficielles, des conventions”.
J'ajouterai une seule qualité à cette vérité : “unique”.
Quand je pense, je suis totalement moi-même, authentique aussi bien
qu'unique.
J'ai l'impression de me tenir à un carrefour où les idées vont et viennent
comme les automobilistes et les piétons au croisement d'artères principales.
Je suis très heureux de ne pas m'être limité à mes seules idées. Une seule
pensée étrangère aux miennes peut faire avancer ma compréhension de
plusieurs mois si ce n'est de plusieurs années.
Jusqu'à tout récemment, j'avais oublié jusqu'à quel point je laisse entendre
que j'aime penser, tout absorbé que je suis ces années-ci par la
connaissance de la connaissance. En effet, peu avant Noël, un voisin est
venu nous rendre une première visite depuis notre déménagement. La
discussion roulait bon train sur toutes sortes de sujets lorsqu'il a lancé :
“ Moi aussi, j'aime ça penser”. Il n'y aura pas meilleur moment pour vous
demander, chers lecteurs et lectrices, si vous aussi vous aimez penser.
Si vous avez acheté ce livre parce que vous aimez penser, je vais essayer de
vous faire aimer ça encore plus pour un plus grand bonheur. Si vous avez
acheté ce livre parce que vous n'aimez pas penser, mais êtes tout de même
curieux de savoir comment des gens en arrivent à aimer ça, je vais tenter de
vous satisfaire au-delà de vos attentes : de vous faire aimer ça.
Si ce livre vous a été remis en cadeau par une personne de votre
connaissance qui sait que vous aimez penser, je vous souhaite la plus
cordiale des bienvenues dans le groupe. Aussi, je vous prie de bien vouloir
transmettre mes plus sincères remerciements à cette personne.
Itinéraire
Dune pensée à l’autre
Nous commencerons par traiter de la certitude de la pensée ou de la pensée
certaine. Nous verrons que la certitude, ce n'est pas avoir raison. Au
contraire, la certitude vient du doute. En fait, le bénéfice du doute, c'est
la certitude. J'expliquerai comment douter sans être inconfortable et
instable, sans perdre votre force de conviction. Nous apprendrons comment ne
pas nous enfermer dans un système sans faille et ainsi être privés de la
lumière de la pensée des autres.
Nous traiterons aussi de la pensée profonde, philosophique. Dans ce livre,
la philosophie est réduite à la science des profondeurs, elle sert à
descendre aussi loin que l'exige la recherche de la cause première. Puisque
la pensée est un univers vaste, infini, où nous pouvons approfondir tant que
nous voulons sans jamais toucher le fond, nous verrons comment éviter de ne
plus être capable de revenir à la surface, comment éviter de se perdre dans
les profondeurs de sa pensée. Nous porterons aussi attention à la tentation
de décrocher de la réalité et à la tentation de prendre ses pensées pour la
seule réalité, tentations qui peuvent surprendre celui ou celle qui aime
penser.
Nous aborderons la question de la pensée universelle, la pensée vraie pour
tous les hommes, par opposition à la pensée personnelle, vraie que pour
soi-même. Nous examinerons comment les penseurs de pensées universelles
considèrent leur esprit comme celui de tous les hommes pour s'oublier
eux-mêmes et ainsi pouvoir se mettre dans l'esprit d'une pensée
compréhensible et partageable par tous les hommes. Ici, penser, c'est
oublier le « je ». Tout un défi.
Nous jouerons à la pensée joyeuse ou drôle, la pensée qui nous surprend
souvent en pleine concentration de ce que nous faisons le mieux, quand « ça
coule tout seul » et qu'une impression intense de bien-être général nous
envahit. Aussi, il n'est pas interdit d'apprendre à rire de soi-même et de
ses problèmes. Qui sait quelle solution se cache derrière un rire à gorge
déployée sortit tout droit d'une imagination débridée par l'ivresse des
sommets de l'esprit? Et qui sait quel antidote à l'ennui ou à l'anxiété se
dissimule dans le fou rire propagé à l'écho d'une grotte perdue dans la cité
très ancienne des vapeurs de conscience?
De là, nous glisserons dans l'univers de la pensée heureuse. Nous tenterons
de rattraper le bonheur par la pensée du bonheur de penser. La quête du
bonheur intrigue la pensée, car chaque fois qu'elle s'en approche, à pas
feutrés, pour l'observer, le bonheur, surpris, farouche, prend la fuite.
Mais on ne court jamais plus vite que la pensée, même quand on est le
bonheur. Ainsi, il n'y a pas mieux informé des déplacements du bonheur que
la pensée. Elle a depuis longtemps constaté que le bonheur court tantôt à
gauche, tantôt à droite, sans trop de logique, si ce n'est qu'il donne
l'idée de fuir la réalité. Le bonheur est aveugle! Nous lui rendrons la vue
pour qu'il apprivoise la réalité, donc, non pas par magie ou en nous
illusionnant et, encore moins en masquant le malheur.
Inévitablement, la pensée malheureuse vient à l'esprit. S'il vous arrive,
comme moi, de tomber dans le puits de la pensée malheureuse, nous nous
aviserons de panser nos blessures avec des bandages d'idées soignantes et
comment imposer le respect de nos réactions défensives, même les plus
sauvages. Nous partirons à la rencontre des pensées les plus sombres, des
pensées qui pleurent et des pensées qui meurent, découragées, désespérées.
Nous trouverons tout de même dans ces pensées troublées la source de la
pensée sereine, d'une paix à la fois pure et calme. C'est dans le noir que
la lumière de l'esprit est la plus utile, fut-elle aussi faible que celle
d'une étoile lointaine, et non pas sur une plage sous un soleil brillant. Il
n'est pas question ici de la pensée positive, une lumière artificielle qui
fait ombrage à la réalité du malheur en détournant notre attention de
l'essentiel.
La pensée empathique est aussi obligatoirement au programme. Cette
pensée-clé de l'univers d'autrui donne la possibilité de comprendre nos
proches et le monde, de déceler le bonheur ou le malheur. C'est la pensée
qui permet de faire don de soi à l'autre, d'aimer. Nous ne penserons pas à
la place de l'autre, nous penserons avec lui. Nous le laisserons nous donner
ses pensées puis nous nous efforcerons de les éclairer. Nous ne penserons
pas à ce qu'il doit faire, nous l'aiderons à décider lui-même. Jamais
l’autre n’aura ressenti la présence d'une pensée aussi intime de son esprit
dans une expérience de communication interpersonnelle. Nous connaîtrons
l'autre mieux que nous nous connaissons nous-mêmes et mieux qu'il se connaît
lui-même.
Nous ne serons pas en reste puisque viendra ensuite la pensée qui permet de
se connaître soi-même : la pensée différente. Nous serons définitivement
forcés d'admettre que nous sommes très souvent mal placés pour nous
connaître, quoiqu'on pense habituellement le contraire. La psychologie du
Moi en prendra pour son rhume. Nous libérerons la pensée de l'esclavage de
l'éternel chantier du travail forcé sur soi. Si notre pensée est différente,
c'est toujours par rapport à celle d'un autre, jamais par rapport à
soi-même. À la question « Qui suis-je? », c'est l'autre qui a la réponse.
Privée de la pensée de l'autre, notre pensée devient solitaire. Nous
enchaînerons donc avec la pensée solitaire, la pensée seule, seule avec
elle-même. Comme je le dis souvent, toute pensée est comme le vin, elle doit
mûrir un temps pour prendre de la valeur. Aussi, c'est d'abord dans la
solitude que l'esprit prend le goût de penser et mûrit ce goût. Pleine de
goût, une pensée donnera inévitablement le goût de penser. Autrement dit, la
pensée acquiert dans la solitude la valeur d'être pensée par d'autres. Comme
je dis souvent à celui qui verbalise ses pensées sans les réfléchir, l'autre
n'est pas une poubelle de pensées avortées. Dans un monde où la pensée
solitaire est insupportable à plusieurs, j'indiquerai comment meubler la
solitude pour rendre la pensée seule plus confortable.
Aussi née dans le confort de la solitude, impossible d'oublier la pensée
initiatique, celle qui découvre le sens caché des choses et qui se transmet
dans la plus pure tradition orale. C'est la pensée racontée dans le secret
des révélations de l'esprit. Nous traiterons du sens caché du monde, de la
vie et des choses à la lumière du feu sacré de la pensée.
Rien de mieux pour terminer que la pensée divine, le commencement et la fin
de toute pensée à la recherche d'une bonté divine infinie. La pensée cherche
depuis le moment où elle a eu la ferme impression de ne pas être tout à fait
chez soi ici-bas, en regardant les étoiles de la voûte céleste, un soir
d'été, allongée dans un champ de blé sur la terre encore chaude. Debout, le
blé montait à la hauteur de ses épaules; la pensée habitait un enfant,
devenu introuvable par ses camarades d'une partie de cache-cache. Cette
pensée ne quittera plus jamais cet enfant. Était-ce la mémoire d'un
ailleurs, un souvenir du Paradis à l'éveil de la pensée? Vous avez deviné,
cet enfant, c'était moi. L'expérience de la révélation ne me laissera pas
sur cette première et vague impression d'un monde meilleur. Aussi, nous
distinguerons très nettement la pensée religieuse de la pensée divine. La
première demeure humaine, de la tête aux pieds et jusqu'au bout des doigts,
même quand des efforts surhumains sont déployés. La seconde est simplement
surnaturelle, sublime et mémorable. Curieusement, l'intensité lumineuse sans
précédant de la pensée divine ne nous fait même pas cligner des yeux, pas
même une seule fois, au contraire, nous aimerions y baigner notre esprit à
jamais, les yeux grands ouverts.
Chaque fois qu'il m'a paru utile de penser un mot, j'ai donné sa définition,
dans le texte ou dans une note en bas de page. Qui aime penser, s'instruit
du sens de chaque mot traduisant sa pensée. Aussi, je cite plusieurs
philosophes et scientifiques, des spécialistes et des généralistes, d'hier
et d'aujourd'hui, auteurs d'ouvrages dont la lecture a grandement ajouté à
mon plaisir de penser.
|