Chapitre 1
Yoan marchait en direction de la maison qu’il s’était imaginée. Elle trônait
seule dans un rang du village de Thannenkirch. Il s’agissait d’une grande
habitation à deux étages. Son revêtement en lattes de bois lui donnait un
cachet antique, et la galerie s’étendait sur tout l’avant de la maison. Yoan
aperçut cinq voitures garées dans le stationnement. « L’occupant doit
recevoir des amis ou de la famille », pensa Yoan en s’immobilisant devant
les trois marches qui menaient à la porte d’entrée.
Il ne pouvait plus reculer maintenant. L’événement arriverait bientôt et il
devait s’y préparer. Du haut de ses dix ans, Yoan inspira profondément et
gravit les marches en direction de la porte. Ses vêtements, démesurément
trop grands pour lui, flottaient au vent. Sa chemise blanche, croisée à la
façon d’un kimono, était retenue par une large ceinture en tissu. Les
manches bouffantes et évasées dissimulaient ses mains croisées sur son
ventre. Son pantalon blanc couvrait complètement ses pieds. Il était si
ample que l’on pouvait croire qu’il planait en se déplaçant. Il avait dû
insister beaucoup auprès de Kathy pour qu’elle lui achète ces vêtements
étranges. Il voulait s’assurer que sa présence et son habillement
produiraient l’effet escompté lors de sa rencontre avec l’adolescente. Kathy
savait qu’il était inutile de le contredire. Elle n’aurait jamais réussi à
le convaincre d’acheter des vêtements plus classiques. Depuis longtemps,
elle avait compris que Yoan connaissait des choses que personne ne savait et
que chaque décision qu’il prenait avait sa raison d’être. Depuis plus de
cinq ans, elle avait rencontré cet enfant mystérieux et elle n’arrivait
toujours pas à le comprendre.
Vivianne surgit dans le salon, des gants de cuisine aux mains. Ses invités
discutaient entre eux. Ils étaient tous venus pour l’anniversaire de Mia, la
fille cadette de Vivianne et Léo qui fêtait ses cinq ans. Sa grande sœur,
Emmy, âgée de dix-sept ans, était plutôt réservée. Elle ne parlait à
personne et restait à l’écart, dans le coin du salon, perdue dans ses
pensées.
— Le repas sera prêt dans vingt minutes, annonça Vivianne avec enthousiasme.
Au même moment, le carillon de la maison résonna, et Vivianne et Léo se
dévisagèrent, perplexes; il était brisé depuis plusieurs années et Léo ne
l’avait jamais fait réparer. De plus, tous les membres de la famille étaient
déjà arrivés : les grands-parents, leurs deux frères et leurs conjointes,
ainsi que leurs quatre enfants. Jamais de colporteurs ne s’aventuraient
aussi loin dans le rang où ils demeuraient.
— Tu attends quelqu’un d’autre ? demanda Vivianne à son mari, tout aussi
surpris qu’elle.
Son air ébahi lui fit comprendre qu’il n’avait pas la moindre idée de qui
pouvait bien se présenter chez lui.
Léo s’approcha de la porte et jeta un coup d’œil par la fenêtre, avant
d’ouvrir à l’inconnu vêtu d’une étrange façon. Tous les convives, intrigués,
interrompirent leurs discussions.
L’homme regarda Yoan, curieux. Il jeta un regard rapide derrière l’enfant
dans l’espoir d’apercevoir quelqu’un qui aurait pu l’accompagner. Personne
n’était présent. Aucune voiture. Rien !
— Est-ce que tu es perdu ? interrogea l’homme.
— Non, monsieur ! Je dois parler à une personne qui habite chez vous.
— À qui veux-tu parler ?
Yoan lui sourit; ses mains, dissimulées dans ses manches, étaient toujours
croisées sur son ventre, ce qui lui donnait une apparence irréelle.
— Désolé, je ne connais pas son nom, mais si vous me permettez de la voir,
je pourrai vous dire de qui il s’agit. Voyant l'homme sans mots suite à sa
demande, Yoan poursuivit. Est-ce que je peux entrer ? demanda-t-il avant que
l’homme ne reprenne son aplomb.
Pris au dépourvu, Léo lui fit un geste de la main et l’invita à passer le
seuil de la porte.
L’entrée donnait directement sur le salon; Yoan y accéda sans cérémonies.
Les invités l’examinèrent de la tête aux pieds. Il tenta de rester
impassible face aux regards insistants de la famille, afin de cacher son
anxiété.
— Tu ne m’avais pas dit que tu avais invité un samouraï ? dit Peter, le
frère de Vivianne, avec un sourire narquois. Pour seule réponse, il reçut de
sa femme, gênée par sa remarque, un coup de coude dans les côtes.
Yoan resta immobile, au milieu du salon, scrutant rapidement les invités.
Son regard se figea sur Emmy, la raison de sa venue dans cette famille !
L’adolescente se redressa. Voyant que l’enfant l’observait, elle jeta un
regard furtif à ses parents et aux autres invités qui semblaient tous aussi
surpris qu’elle.
Se déplaçant doucement vers Emmy, Yoan se concentra sur l’adolescente sans
prêter attention aux regards intenses des invités qui semblaient s’attendre
à voir arriver un événement singulier. La petite Mia fixait l’étrange
personnage qui semblait flotter vers sa sœur, sans dire un mot.
— Bonjour, je m’appelle Yoan !
— Est-ce qu’on se connait ? interrogea Emmy, perplexe.
— Non, tu ne me connais pas. Par contre, moi, je te connais et je vais avoir
besoin de ton aide.
— Quoi ? demanda Emmy, qui ne saisissait rien de ce que Yoan venait de lui
dire.
Léo, qui avait refermé la porte, rejoignit sa conjointe qui regardait la
scène avec attention.
— Qui es-tu ? intervint Vivianne. Est-ce que tes parents sont au courant que
tu es ici ?
Yoan resta indifférent aux requêtes de la mère.
— Je ne comprends pas comment je pourrais t’aider ! De toute façon, je n’ai
le goût d’aider personne, je veux juste qu’on me laisse en paix ! objecta
Emmy, qui était toujours dans sa crise d’adolescence.
— Tu pourrais m’aider en sauvant des enfants qui veulent s’enlever la vie !
Emmy fut sans mots. Elle essaya de saisir tout ce que Yoan venait de lui
dire. Qui est mieux placé pour comprendre ce que vivent ces enfants qu’une
personne qui a les mêmes pensées ? ajouta Yoan.
— De quoi tu parles ? Tu es complètement fou ! Je n’ai jamais pensé à mourir
!
Yoan venait de jeter une douche froide dans le salon. Toute la famille était
estomaquée par ce qu’elle venait d’entendre. Chacun regardait successivement
Yoan et Emmy, sans dire un mot, jusqu'à ce que Léo décide d’intervenir.
— Je ne te laisserai pas insulter ma famille de la sorte ! beugla Léo. Sors
d’ici immédiatement !
— Désolé, mais je ne peux pas partir pour l’instant, annonça Yoan, toujours
aussi calme. Je n’ai pas encore terminé.
— Tu inventes que ma fille a déjà pensé à se suicider et tu crois que je
vais te laisser dire des mensonges dans ma maison sans réagir !
Yoan se détourna pour faire face à Léo qui semblait bouillir sur place, son
visage cramoisi par la rage. Toujours aussi calme, Yoan jeta un regard
rapide à la mère d’Emmy, qui semblait confuse, avant de porter son attention
à nouveau sur Léo.
— Ce n’est pas un mensonge ! commença Yoan d’un ton ferme et sûr de lui. Et
je ne suis pas ici pour prouver ou justifier mes propos. Je veux seulement
convaincre votre fille d’aider des enfants qui seront en grande difficulté
dans quelques années.
Il pivota afin de faire face à Emmy avant de poursuivre.
— Naturellement, si tu mets fin à tes jours, tu ne pourras pas aider ces
enfants !
— Je n’ai jamais eu l’intention de me suicider ! C’est du délire ! s’écria
Emmy sur la défensive.
— Je suis très heureux que tu aies changé d’avis. Tu n’auras donc plus
besoin de la lame à carton que tu caches dans le tiroir de ta commode. Et
j’imagine que les flacons de médicaments que tu as dérobés dans la pharmacie
de la salle de bain ne te seront plus utiles, eux non plus ?
Le visage d’Emmy devint livide. Yoan avait percé à jour tous ses secrets.
Comment pouvait-il savoir ? Comment avait-il fait pour deviner ? Le père,
furieux, voulut s’approcher de lui pour le saisir, mais sa femme
l’intercepta. Elle avait compris que Yoan disait la vérité. L’expression que
Vivianne pouvait lire sur le visage de sa fille confirmait ses soupçons. Des
larmes coulaient à présent sur les joues d’Emmy, qui avait baissé la tête,
honteuse.
— Emmy, est-ce que je peux compter sur toi ?
— Comment puis-je aider des personnes si je suis incapable de m’occuper de
moi-même ?
— Ne t’inquiète pas ! dit-il en effleurant la joue d’Emmy avec sa main pour
la rassurer. Tout va bien aller maintenant. Tu connais le but à atteindre et
j’ai confiance en toi. Tu vas faire ce qu’il faut pour y arriver.
Il jeta un regard rapide aux invités qui semblaient dépassés par les
événements, avant de lui saisir la main.
— Ils vont t’aider. Fais leur confiance ! dit Yoan, en désignant la parenté
d’Emmy qui les observait.
— Comment vais-je savoir quels enfants je dois aider ?
Pour seule réponse, Yoan lui adressa un sourire. Il fit demi-tour et annonça
qu’il devait maintenant partir.
Mia, qui avait été très discrète jusqu'à présent, s’approcha de son père.
Elle lui saisit la main en fixant Yoan qui s’approchait. Celui-ci lui fit un
clin d’œil. Gênée, Mia se dissimula derrière la jambe de son père.
— Est-ce que tu vas finalement nous dire qui tu es ? lui demanda Léo,
maintenant beaucoup plus calme.
Avant que Yoan ne puisse dire un mot, la petite Mia prit la parole.
— Voyons papa ! C’est évident ! C’est un ange !
Tous les invités eurent un rictus. « Sa candeur est craquante », pensa son
père. Seule Emmy n’avait pas réagi.
Yoan s’approcha de Mia et lui chuchota quelque chose à l’oreille. Elle lui
sourit et lui fit un signe affirmatif de la tête, avant de s’éloigner pour
jouer avec le casse-tête qu’elle avait reçu de sa grand-mère pour son
anniversaire.
Yoan s’approcha de la porte avec Léo sur les talons. Avant même qu’il n’y
arrive, celle-ci s’ouvrit sans que personne n‘y touche, jetant de la
stupéfaction chez les invités. Yoan sortit sans mot dire, et la porte se
referma par elle-même, sous les yeux ébahis de Léo et du reste de la
famille.
Vivianne, intriguée, se tourna vers sa fille Mia, concentrée sur une pièce
du casse-tête qu’elle avait en main. Elle ne remarqua pas le reste de la
famille qui l’épiait.
— Mia ! Est-ce que tu peux me dire ce que le garçon t’a dit à l’oreille ?
L’enfant leva les épaules pour lui signifier qu’elle ne s’en souvenait plus.
Elle termina son casse-tête en plaçant la dernière pièce, qui complétait un
oiseau blanc dans le ciel.