NOTE
	
	Aspect historique
	
	Ce livre est une fiction et non un ouvrage historique. À l’exception de 
	Pierre Brochu, de deux de ses fils, Jean et Thomas, et de Louis-Édouard 
	Desjardins, médecin, basse chantante et folkloriste de renom, tous les per¬sonnages, 
	institutions, sites et évènements sont des créations imaginaires, y compris 
	les faits concernant la famille Brochu ou les congrégations religieuses. 
	Toute ressemblance ne serait que coïncidence.
	 
	Aspect 
	linguistique de l'époque
	 
	Mis à part 
	quelques personnages caractérisés par la graphie de leur langage : icitte, 
	pis, je vas ou des è transformés en é, ou autre, j’ai suivi le conseil de 
	mon institutrice de première année, mademoiselle Desjardins, qui nous 
	répétait souvent : Le français, ça ne s’écrit pas comme ça se prononce. 
	
	J’ai aussi utilisé des mots du terroir qui décrivent des réalités 
	spécifiques au Québec du XIXe siècle et parfois encore à celui 
	d’aujourd’hui. Vous les retrouverez dans un Lexique à la fin du livre. 
	
 
	
	PROLOGUE
	 
	Bien avant que 
	la paroisse de Sayabec ne soit érigée canoniquement et intégrée à l’histoire 
	officielle du développement de la vallée de la Matapédia, une bourgade avait 
	pris naissance au nord de la rivière Noire, appelée à cette époque, 
	Awantjish. Les colons venus de villages voisins ou côtiers s’étaient 
	rapidement transformés en bûcheux et en cantonniers pour défricher le pays. 
	D’autres, plus astucieux, avaient construit sur leur terre des moulins à 
	scie ou à bardeaux pour répondre aux besoins croissants des habitants.
	
	Martin, le fils aîné d’un moulineur de Sainte-Angèle, fut l’un de ceux-là. 
	Il épousa une native de Sayabec, Lantine, et fonda une famille.
	
	Avant de la compléter par une petite fille pré¬nommée Blanche en l’honneur 
	des trèfles qui s’étendaient en damassure devant leur maison, le couple eut 
	un premier enfant, Aldé, suivi deux ans plus tard par Alban. 
	
	Aldé n’avait pas atteint l’âge de raison que déjà il savait qu’il serait 
	moulineur comme son père. Il fréquentait régulièrement le moulin pour épier 
	Ti-Moté le scieur de long, pour corder des bardots neufs ou accomplir 
	différentes tâches. 
	
	Pour ce qui était d’Alban…
 
	 
	
	CHAPITRE 1 -  LA MENACE
	 
	— Maman ! 
	Alban a parlé, cette nuit, se plaignit Aldé entre deux bouchées de son gruau 
	matinal.
	
	Alban grinça des dents tout en baissant la tête sur son bol. Une fois de 
	plus, il était le sujet de la conversation et cela l’horripilait. 
	
	« Je pensais que c’était fini, continuait son frère. Je ne l’avais pas 
	entendu de tout l’hiver. Et voilà que ce printemps, ça recommence. J’en ai 
	assez ! Pourquoi tu veux pas que je couche dans la grande chambre ? »
	
	— C’est ma chambre de réserve. Elle doit rester propre.
	
	— Ouais ! Celle du père Chrisse.
	
	— Père Christophe, Aldé ! Sors de table et repens-toi pour ce mauvais mot.
	
	
	Aldé grimaça en lançant sa cuillère dans son bol ; il se leva en repoussant 
	sa chaise.
	
	— J’avais fini de toute façon, bougonna-t-il sans s’excuser. Il se dirigea 
	vers la porte arrière et fonça dans son père qui entrait.
	
	— Aldé ! Reviens ici ! ordonna Lantine.
	
	Martin referma derrière son aîné qui s’enfuyait.
	
	— Qu’est-ce qu’il a, ce matin ? Ça ne lui arrive pas souvent d’être dans cet 
	état, nota son père en s’assoyant au bout de la table.
	
	— Il a passé une mauvaise nuit. Alban, dit Lantine en pointant son deuxième, 
	a recommencé à parler en dormant. Je ferais peut-être bien de le confier au 
	père Christophe quand il reviendra. J’ai peur qu’il soit possédé.
	
	— Voyons Lantine ! C’est un enfant. Il vit une période difficile, avec les 
	examens, l’instruction religieuse, la première communion... puis il fait des 
	cauchemars. Ça va passer, supposa Martin en lui ébouriffant les cheveux. Pas 
	vrai, mon blond ? 
	
	Alban hocha la tête sous cette caresse. 
	
	Au moins, lui, il me comprend, se dit-il.
	
	— Je peux me lever de table ? J’ai fini.
	
	— Oui, acquiesça Martin. Va jouer dehors.
	
	— Prends ta veste et abrille-toi bien, recommanda sa mère. Il fait frais à 
	cette heure-ci.
	
	Alban se réfugia sous l’appentis, au bout des cordes de bois, pour rabâter. 
	Cela faisait plus ou moins trois ans qu’elle lui parlait. La nuit. L’été. 
	C’était son amie. Elle lui avait même confié son nom. Lamurmurante. 
	— Alban ! Où es-tu ? cria Aldé en contournant l’appentis.
	
	Sans répondre, il délaissa son abri pour rejoindre son frère.
	
	« Viens-tu au chantier de l’oncle Ernest ? Papa va y aller avec une 
	cargaison de bois de finition. On pourra distribuer l’eau et les galettes du 
	boulanger pour l’arrêt de huit heures et demie, pis retourner à onze heures 
	pour le dîner. Il fit une courte pause. « Ça avance vite, la construction. 
	As-tu remarqué que le charpentier se prend pour un boss depuis qu’il est 
	entouré de tous ces apprentis ? » Et il commenta encore les travaux du 
	quotidien.
	
	Alban marchait à côté de son aîné. Il acquiesçait à ses dires d’un signe de 
	tête. Il aurait pu lui en vouloir d’avoir révélé sa récente conversation 
	nocturne. Mais c’était fait. Il n’y pouvait plus rien. 
	
	Après leur corvée, des courses dans les broussailles et un concours de 
	ricochet sur la rivière, les deux frères regagnèrent la maison, épuisés et 
	affamés.
	
	— Lavez vos mains et assisez-vous en attendant votre père, ordonna Lantine. 
	Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes d’être en retard, contrairement à 
	vous deux ! J’ai un mauvais pressentiment. Je suis certaine qu’il y a eu un 
	accident.
	
	Aldé sortit une paire de dés de sa poche et Alban accepta son invitation à 
	jouer. Et pendant que Lantine, inquiète, battait les cent pas entre les 
	portes, ils multi¬plièrent les parties en les ponctuant d’éclats de rire.
	
	* * *
	
	— Ah ! Te voilà ! s’exclama Lantine dès que Martin eut mis un pied dans la 
	porte. Qu’est-ce qui s’est passé ? 
	
	— Calme-toi. Je n’ai rien. C’est L’Pit qui est tombé d’une échelle. Il avait 
	une démanchure à l’épaule. Il a fallu attendre l’arrivée du rebouteux. Il 
	l’a ramanché. Pis je les ai reconduits chacun chez eux.
	
	— Tant mieux ; ça me soulage. Venez manger, les garçons, appela-t-elle en 
	remplissant les assiettes.
	
	— Je vais repartir tout de suite après le repas, la prévint Martin. On va 
	profiter de la lumière jusqu’au bout. Tu sais, si on maintient notre 
	cadence, la maison d’Ernest sera terminée une semaine avant son mariage. Ça 
	permettra à Rosa de placer ses affaires d’avance. Tu te rappelles, dans le 
	temps... Ton père nous avait apporté plein de choses, juste au moment où on 
	achevait la finition du haut.
	
	— Ne parle plus de lui. Je te l’ai déjà dit.
	
	Silencieux, il avala quelques cuillérées de soupe à l’orge.
	
	— Et vous, les gars, ça vous plait de participer à la corvée ? 
	
	— Ah oui ! éclata Aldé. Quand le moment sera venu, je bâtirai moi-même ma 
	maison, comme l’oncle Ernest.
	
	— Tu as encore le temps d’y penser, mon grand, rétorqua Martin. 
	
	Alban resta muet. Il ne savait que dire. Tête baissée, il engouffrait sa 
	soupe avec appétit.
	
	Le père compléta son repas d’une omelette et d’un thé noir, décrocha sa 
	casquette et enfila son blouson de travail. 
	
	— Est-ce que tu m’accompagnes ? 
	
	La question était pour Aldé. Alban tourna la tête vers son frère qui 
	s’essuyait la bouche du revers de la manche. 
	— N’oublie pas ta veste, conseilla sa mère.
	
	La porte refermée, Lantine ramassa les assiettes avant de zieuter Alban.
	
	— T’as pas fini ? Dépêche-toi ! Elle patienta quelques secondes. « Bon, t’as 
	assez niaisé. Donne-moi ton plat et va soigner les poules en m’attendant. 
	Pis fais attention en prenant les œufs ; ne fais pas comme l’autre fois. »
	
	— Oui, maman. Je sais, répliqua Alban, agacé par ce rappel.
	
	Il rendossa la veste usée qu’avait portée Aldé et chemina jusqu’à l’étable. 
	Il plongea une écuelle dans le seau à grains et pénétra dans le poulailler. 
	Il donna d’abord une bonne portion au coq, puis il répandit 
	consciencieusement les grains de façon à ce que chaque volatile ait sa part. 
	Il n’y avait pas d’œufs dans les nids ; il referma soigneusement la porte et 
	rangea l’écuelle sur le seau.
	
	Il entra ensuite dans l’étable, décrocha la fourche du mur et transporta du 
	fourrage au veau. Il ouvrit le clapet donnant accès à la conduite d’eau ; 
	une fois l’auge remplie, il le ferma bien fort. Le veau qu’il appelait 
	affectueusement Émi en lapa une bonne ration et lui lécha les mains. 
	
	— Émi ! Quand vas-tu cesser ce jeu ? Tu es grand maintenant. 
	
	Le veau se moqua effrontément de ses remontrances en le poussant d’un coup 
	de tête.
	
	« Je t’aime bien, même si t’es malcommode », l’assura Alban en lui caressant 
	la nuque.
	
	La porte s’ouvrit. Lantine se dirigea vers la vache, un banc dans une main 
	et une chaudière dans l’autre. Elle avait à peine avancé de quelques pas que 
	le manche d’un râteau oublié dans la paille l’assomma d’un coup sec. Elle 
	bascula sur le dos, le front ensanglanté.
	
	— Maman !